LE CARROUSEL DE JESSE HAMM

Carrousel 002 : "Traiter" les règles non respectées

Toucan lisant une bande dessinée

Il y a très longtemps, Richard Simmons, spécialiste du fitness, faisait la publicité d'un programme de perte de poids appelé "Deal-A-Meal". L'idée derrière Deal-A-Meal était que les utilisateurs pouvaient allouer des plats plus caloriques à certains repas tout au long de la journée. Les utilisateurs recevaient un dossier contenant des cartes de calories glissées dans des pochettes situées à gauche. Au fur et à mesure qu'ils prennent leurs repas, ils notent leur apport calorique en transférant ("distribuant") les cartes de calories dans les pochettes de droite. De cette manière, ils pouvaient facilement suivre leur consommation de calories. Ils pouvaient compenser un repas copieux en début de journée en mangeant moins de calories plus tard, ou économiser en vue d'un repas copieux le soir en mangeant moins de calories le matin.

Le dessin de bande dessinée implique une méthode similaire de "gestion des calories". On nous dit souvent "ne faites jamais ceci" ou "assurez-vous toujours de faire cela", mais ce qui est faisable dans la bande dessinée est plus compliqué qu'un ensemble rigide de choses à faireou à ne pas faire. Une caricature efficace s'apparente beaucoup plus à un "Deal-A-Meal". Votre tâche n'est pas d'éviter tous les inconvénients, mais de peser les inconvénients par rapport aux avantages, et de vous assurer que vous en sortez gagnant à la fin. Vous pouvez enfreindre des règles dans un panneau, en faisant des choix qui risquent d'embrouiller le lecteur ou d'amoindrir l'impact du panneau, mais si ailleurs vous vous "distribuez" moins de règles enfreintes, la page dans son ensemble peut encore fonctionner admirablement.

Pourquoi un dessinateur choisirait-il d' enfreindre les règles, ce qui nuirait à la clarté ou à l'impact d'une planche donnée ? Il y a plusieurs cas où cette option peut être souhaitable. L'un d'entre eux est celui où l'on souhaite amplifier l'impact d'une planche suivante : Une rangée de trois panneaux ternes donnera plus d'élan à un quatrième panneau explosif. Une autre raison est le compromis clarté/dynamisme : il peut être nécessaire de sacrifier la clarté d'un panneau pour le rendre plus dynamique, ou de sacrifier le dynamisme pour le rendre plus clair. La troisième raison est le temps : Il n'y a qu'un nombre limité d'heures dans une journée, et il se peut que vous deviez renoncer à des détails utiles dans le panneau A afin d'avoir le temps d'insérer des détails plus importants dans le panneau B.

Toutes ces discussions sur les coûts et les avantages ont été assez abstraites, alors examinons quelques exemples spécifiques.

Un conseil que l'on m'a souvent donné lorsque j'ai commencé à montrer mon portfolio était de varier les angles de prise de vue. On me disait que l'angle de prise de vue de chaque panneau devait être très différent de celui du panneau précédent. Ainsi, une prise de vue descendante dans le panneau 1 doit être suivie d'une prise de vue ascendante dans le panneau 2 ; un gros plan dans le panneau 3 doit être suivi d'une longue prise de vue dans le panneau 4 ; etc. C'est un moyen efficace d'éviter la monotonie, surtout si vous travaillez dans un genre "action", comme les super-héros. Cependant, j'ai remarqué que les artistes de super-héros qui réussissent ne suivent pas toujours cette approche. Même certaines des bandes dessinées de super-héros les plus célèbres de tous les temps - TheSpirit, Watchmen, The Dark Knight Returns, Batman : Year One - comportent denombreuses séquences de plans à hauteur d'œil et à angle fixe. On peut reprocher à ces enchaînements de plans de manquer de dynamisme, mais ce qu'ils perdent en dynamisme, ils le gagnent en fluidité et en élan, comme une note de musique maintenue pendant quelques battements supplémentaires. Et ces artistes n'ont pas simplement garé la caméra au même endroit par paresse ou par apathie. Ils distribuaient leurs "cartes de calories" avec une précision calculatrice, sachant combien de dynamisme ils pouvaient se permettre de perdre, et où ils pouvaient le regagner, avec un brusque plan d'ensemble ou un gros plan.

L'exemple précédent concerne le dynamisme ; en voici un qui a trait à la clarté. Un autre conseil que l'on m'a donné, très tôt, était de ne jamais placer le premier personnage parlant d'un panneau à droite. C'est un conseil judicieux. Dans les bandes dessinées qui se lisent de gauche à droite, le fait que le personnage A parle à droite avant que le personnage B ne parle à gauche peut créer une confusion dans l'ordre apparent des interventions. Il est plus clair de faire parler le personnage A à gauche avant que le personnage B ne parle à droite. Cependant, la géographie de la scène pose parfois des problèmes pour cette approche. Il existe généralement des moyens d'y remédier, par exemple en changeant radicalement l'angle de la caméra, en repositionnant les personnages ou même en réécrivant le dialogue... mais ces remèdes sont souvent procrustes et risquent d'entraver encore plus le déroulement de la scène que le simple fait de faire confiance au lecteur pour qu'il se rende compte que le premier locuteur est à droite. Ci-dessous, par exemple, nous voyons le maître de la bande dessinée Carl Barks violer la règle du premier locuteur à gauche, sans aucun effet néfaste :

Extrait de "Serum To Codfish Cove", dans Walt Disney Comics And Stories #6, 1950. TM & © 2018 Disney

Dans un monde parfait, Donald se serait tenu à gauche pendant qu'il prononçait sa phrase... mais pour cela, Barks aurait dû faire pivoter la caméra de 180 degrés, ce qui aurait nui à la fluidité visuelle de la transition entre les panneaux. Au lieu de cela, Barks "s'arrange" avec un ordre de parole maladroit - une main perdante sacrifiée dans une partie gagnante. (Le fait qu'il ait silhouetté les têtes des neveux en noir, attirant immédiatement notre attention sur Donald, est également d'une grande aide).

Il ne s'agit pas de dire que les règles sont faites pour être transgressées à volonté, mais que chaque règle a une sorte de valeur calorique que l'on peut se permettre de dépenser ou d'économiser, en fonction des choix que l'on fait ailleurs dans le récit. Si vous enfreignez trop de règles, la clarté et/ou l'impact de la scène en pâtiront. Mais si vous "gérez" judicieusement les règles enfreintes, en prenant des mesures compensatoires ailleurs (comme les têtes silhouettées dans le panneau de Barks ci-dessus), vous pouvez trouver un équilibre qui permet une flexibilité maximale dans le contexte d'une narration efficace.

Rendez-vous le mois prochain !


Jesse Hamm's Carousel paraît le deuxième mardi de chaque mois sur Toucan !

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